Vassilis Alexakis et le Mont Athos

Carnet de route, Faustroll

Suite à un voyage commun je rédigeais Avant Ap. JC. Vassilis Alexakis au Mont Athos . Carnet de route 2005. ed. Faustroll, Descartes, 2017, 148p. L’ouvrage épuisé chez Faustroll fera l’objet d’une réédition augmentée d’une postface en 2022.
J’avais publié les premières pages en 2016. « Avant Ap. JC. Vassilis Alexakis au Mont Athos », Riveneuve Continents, n°21, été 2016, 244-248p.

En bateau pour Athos, 2005

Un déjeuner ou un dîner de têtes chez M. l’ambassadeur de France, à savoir une réunion de personnalités éminentes des mondes de la philosophie, de l’art ou de la littérature, n’a pas pour premier objectif de contribuer à servir chacun de ces domaines ou le progrès de la conscience universelle en général. C’est un exercice où la puissance invitante flatte, -elle se flatte aussi elle-même,- afin de gagner estime et reconnaissance, parfois pour diffuser ou recueillir quelques informations, toujours pour garantir une bonne représentation. C’est un vecteur de la stratégie d’influence menée par la plupart des grandes ambassades européennes mais où notre pays excelle depuis longtemps. Nos écrivains et artistes, en tournée pour la promotion de leurs œuvres, y sont donc conviés et se retrouvent, dans un palais de la République mais hors de France, surpris d’accéder ainsi à une scène bien éloignée de leur quotidien. Ces mondanités ont leurs règles. Nos salons parisiens y préparaient quand ils existaient encore, avant la dernière guerre ; il est bien loin le temps où le romancier, le critique et le conférencier y brillaient. Les ambassades de France en préservent donc quelque héritage.

A Athènes, rue Vassilissis Sophias, face au Parlement hellénique, ancien palais royal, la chancellerie et la résidence de l’ambassadeur sont réunies dans l’hôtel Merlin de Douai, ce dernier est un des beaux vestiges athéniens de l’architecture néo-classique de la fin du XIXème siècle. Les vastes salons où domine le marbre sont décorés de tapisseries des Gobelins, de vases de Sèvres et de tableaux classiques. Une belle copie des Bergers d’Arcadie de Nicolas Poussin donne le ton.

Vassilis Alexakis, la pipe à la main, cheveu ébouriffé, le plus souvent rasé de manière approximative, chemise à carreaux toujours ouverte, gilet de cuir aux multiples poches, jeans et chaussures basiques, s’y rend comme il va au café des Amis de la rue Skoufa, sans la moindre façon. Il connaît les règles et s’en affranchit avec un léger sourire et une familiarité de vieux renard. Peut-être se souvient-il d’un texte acide de Prévert sur un dîner de têtes. Ces mondanités, il les tolère et les pratique comme les conséquences naturelles de son statut : il est la parfaite illustration de la rencontre franco-hellénique. Alexakis a une responsabilité dans l’image de celui qui, entre langue maternelle et vie française, est comme l’étendard d’une cause portée en leur temps par Xenakis, par Castoriadis ou par Lacarrière. Un géographe oublié, Jean Gottmann, a développé, dans les années cinquante, une géopolitique fondée non sur les caractères physiques ou raciaux des nations mais sur leur « iconographie » au sens d’un corpus spécifiques de représentations collectives communes. Les relations entre nations, c’est évident, se fondent sur des images. La relation franco-hellénique a été et demeure très forte du fait des très nombreuses figures qui ont alimenté les représentations réciproques. Le mirage grec a fasciné les antiquaires du XVIIIème siècle et les philhellènes, comme, en sens inverse, Voltaire, la révolution française et Victor Hugo ont nourri le mythe des gallophiles. Au XXème siècle, la résistance des Grecs à l’invasion italienne et à l’occupation nazie, les textes de Kazantzakis, de Séféris et d’Elytis, l’accueil par la France, après 1945, de nombreux jeunes Grecs qui échappèrent ainsi aux purges de la guerre civile, le soutien de Valéry Giscard d’Estaing au retour de la démocratie en 1974 ou à son entrée dans la communauté européenne ont consolidé ces perceptions croisées. La relation entre la France et la Grèce est complexe, construite sur beaucoup d’affectivité. Des personnalités aussi différentes que celles de Jacqueline de Romilly, Jean-Pierre Vernant, Hélène Glykatzi Ahrweiler, Michel Déon, Costa Gavras, Anna Mouglalis, Nikos Aliagas et bien d’autres, non seulement des historiens ou des philosophes, mais aussi des chefs d’entreprises ou des politiques, ont tissé et tissent encore ce lien entre Paris et Athènes. Vassilis Alexakis appartient à cette constellation.

Depuis 2003, l’ambassadeur de France à Athènes était Bruno Delaye, un diplomate à la fois traditionnel par son parcours exemplaire dans la Carrière et hors-norme par sa vitalité, son sens des relations publiques et son engagement sur le terrain de l’action culturelle. Avec lui, en ces temps du retour des Jeux olympiques en leur patrie et d’intégration de la Grèce dans les institutions de la francophonie, notre ambassade gagna une grande visibilité. Grand seigneur et flamboyant, il faisait la démonstration de ce que peut signifier une public policy à la française. Grand, les cheveux longs et blonds, les yeux bleus, il affirme son rang et se distingue du haut-fonctionnaire couleur de muraille par sa mise, à la fois chic et un peu excessive. Ses pochettes peuvent pétarader comme certains costumes d’été pastels ou acidulés. Ses convives font aussi, chacun dans sa catégorie, un effort d’élégance. Vassilis reste fidèle à lui-même. D’une sobriété à toute épreuve.
Lors de ces réceptions, à la table de l’ambassadeur ou dans les salons, Vassilis Alexakis observait et s’économisait sans manifester impatience ou distance. Le romancier apparaissait humain, curieux et joueur, séducteur aussi. Peut-être faisait-il provision d’images pour une scène aussi désopilante que celle, dans un de ses romans, où l’ambassadeur de France en Centrafrique et son épouse participent à un débat sur le sango au centre culturel de Bangi ?
Nous fîmes connaissance en 2002 alors que je travaillais pour notre service culturel à Athènes. Les rencontres avec Vassilis furent fréquentes à l’Institut français de la rue Sina, sur le flanc du Lycabète. Il venait en voisin. Là, sur la terrasse de mon bureau, nous pouvions fumer, voir le Parthénon et, au loin, par-delà le Pirée, la mer. Mais c’est chez Démocrite, derrière l’église Dionysiou (Saint-Denis), que les discussions permirent de sortir de la simple préparation professionnelle des événements associés à la parution de nouveaux livres. Parmi les sujets de haute tenue qui nous permettaient de poursuivre longtemps l‘échange et de toujours rebondir, il y avait certes les femmes, la politique française ou grecque – pas le football que j’exècre alors que Vassilis l’adore- mais aussi ce qui a fait que Français et Grecs partagent une mémoire, une affectivité communes. Lui, qui vit et écrit entre les deux pays et explore les terrains où le presqu’Orient grec s’affirme contre l’Occident, rencontrait un amoureux de la Grèce qui, depuis 1986, n’avait pas cessé de revenir à Athènes.
Nous nous observâmes ainsi pendant deux ans avant de prendre ensemble la route pour le mont Athos, le 16 juillet 2005. Ce sont ces échanges et cet été 2005 que je voudrais restituer ici à partir de notes, de clichés photographiques et de dessins de Vassilis.

Riveneuve Continents été 2016
Riveneuve Continents été 2016 4ème de couverture.