Quel déterminisme social ?

Entre Poitou et Orléanais

Je suis professeur et reste profondément attaché à ce métier. J’ai tenté de comprendre d’où pouvait venir ce que j’appellerais ma vocation. Tout d’abord il me faut préciser que c’est la discipline, l’histoire, qui m’a conduit vers ce métier. Si enseigner c’est transmettre, selon moi oralement, ce que je souhaitais transmettre c’était les outils de la compréhension du monde. Ces outils seraient fournis par l’analyse et la compréhension du passé. Il y a, sous-jacentes, les convictions de ma jeunesse associant émancipation politique, l’action, et l’analyse méthodique , rigoureuse , des faits historiques et sociaux. Mais comment en suis-je arrivé là ? Y-eut-il une forme de déterminisme social ?

L’héritage d’une paysannerie sur la voie de la notabilité

Je descends de deux familles paysannes, propriétaires en Sologne et en Poitou. Elles ne comptaient, en dehors des exploitants agricoles que des artisans (cafetiers, marchand de bois, charcutiers) ou des militaires. Les Pajon avaient reconstitué, par mariage, une partie du domaine d’un châtelain de Ligny-le-Ribault. Avant la Première guerre mondiale celui-ci avait vendu à ceux qui les avaient travaillées comme fermiers depuis des générations des terres qui n’étaient plus rentables, les Hautes et les Basses Courcelles. Il garda son manoir « La Cour » et des parcours de chasse. Ligny étaient devenue une villégiature de loisir pour ces Parisiens dont les revenus avaient maintenant d’autres origines.

Le château de la Cour

En effet, en Sologne, les sables de la Loire, les marais et les forêts n’ont jamais permis une agriculture prospère. C’était le domaine de la polyculture vivrière. Mon arrière-grand-père René Pajon complétait ses revenus en transportant des tombereaux de sable de la Loire de Beaugency aux chantiers locaux. Ces tombereaux de sable tirés par des chevaux furent utilisés pour construire le château de Bon-Hôtel.
La ferme des Hautes-Courcelles produisait du lait, des céréales, de la volaille et même du vin. Encore en 1950 les chevaux et les hommes produisaient l’essentiel du travail, du labour au fauchage.

Les Hautes-Courcelles vues du ciel
Olga Pajon et Jacky à la ferme en 1956

Les parents de mon grand-père maternel avaient un café et vendaient bois et charbon à Pas-de-Jeu et à Lernay. Ils étaient des commerçants assez aisés pour offrir en 1935 une voiture de sport à leur fils unique. Les parents de son épouse Carmen (1919-2011), les Aubour, avaient été aussi des propriétaires aisés affermant leurs terres. Ils vivaient à Leugny, près du château d’Oiron, dans une grande maison de maître. Mais de mariages malheureux en crise économique le patrimoine avait fondu. De ce côté-là on vivait plutôt bourgeoisement et on recevait M. le curé le dimanche midi.

Le château d’Oiron
Claude et Carmen Mimot, Citroën 15, 1957

Il n’y eut pas, dans ces familles, un détenteur de baccalauréat avant mon oncle Jean (Daphnis) Mimot (1937-1990). Les deux grands-pères Olivier Pajon (1902-1964) et Claude (Auguste) Mimot (1914-1974) avaient obtenu leur brevet supérieur ce qui n’était pas commun à l’époque. Le père de Claude était franc-maçon et anticlérical, il paya les études de son fils. C’est le propriétaire du château où travaillait la mère d’Olivier qui lui permit de faire des études un peu plus longues.
Claude Mimot fut d’abord propriétaire d’une scierie qui fournissait le bois des poteaux électriques après-guerre puis, après une faillite douloureuse où il perdit tout, il fut conducteur de travaux.

Olivier Pajon, 1956

Olivier Pajon poursuivit la reconquête symbolique entamée par l’achat des terres du seigneur en étant élu aux élections municipales de 1953 sur une liste radical-socialiste pour succéder à Médéric de Vasselot de Régné propriétaire de La Cour et à Georges Ubald Bocquet, propriétaire du château de La Frogerie. Il fut maire onze ans.

Jusqu’en 1950 Olivier Pajon n’eut pas de difficulté à vendre ses productions et à maintenir l’activité de la ferme, il s’aventura même dans la modernisation de l’étable et la mécanisation. À 28 hectares en pleine propriété il ajouta 37 hectares en fermage, ce qui constituait une grande exploitation pour l’époque.

Mais les six enfants qu’il eut avec Olga (1907-2000) s’éloignèrent progressivement de la terre alors que la paysannerie décroissait en France. L’aîné Serge (1926-2014) devint charcutier, mon père, Michel (né en 1935) refusa de reprendre la ferme et ses deux frères n’assurèrent pas la succession. Francis mourut prématurément (1946-1967) et Jacky devint mécanicien automobile puis garde-chasse (né en 1951). Des trois sœurs Jeannine (1933-2001), Micheline (née en 1930) et Ginette (née en 1937) seule la dernière épousa un paysan de la Beauce. Jeannine, mariée à un menuisier, créa une entreprise de conditionnement de cosmétiques à La Ferté-Saint-Cyr.
Il n’y eut pas non plus de grand voyageur. Olivier fit son service militaire à Düsseldorf en pleine occupation de la Rhénanie (1922-1923). Seul un grand-oncle maternel, militaire de carrière, finit adjudant après avoir servi en Indochine et en Syrie. Les timbres-poste de ses lettres figurent encore dans les collections familiales. Jean qui rejoignit l’École d’officiers de Saint-Maixent, après avoir fréquenté un lycée jésuite, se distingua. Il servit en Algérie comme lieutenant dans la Coloniale puis démissionna et travailla dans la banque puis comme responsable de chantiers de construction en Afrique et aux Antilles.

Mon père passa son certificat d’études et un CAP agricole (par correspondance) avant d’entamer une formationd’infirmier. Ma mère Janyclaude (1935-2021) a dû quitter le lycée en seconde suite à la faillite de l’entreprise familiale. Elle qui, dans son pensionnat, avait fréquenté les filles de bonne famille ne se remit pas de ce traumatisme. De plus, au choc d’un déclassement brutal, s’ajoutait la difficile relation avec sa mère. Seul son frère put poursuivre ses études. Arrivée à Ligny-le-Ribault en 1953 elle entama rapidement une formation d’infirmière tout en gagnant sa vie. Etre failli était un stigmate lourd à porter alors et les Mimot eurent à vivre dans une sorte de chalet que Claude construisit dans la forêt près de Ligny pour redémarrer dans la vie. C’est alors qu’eut lieu la rencontre entre mes parents, entre le fils du maire et la fille à la bonne éducation mais de parents faillis. Olivier ne vit pas cela d’un bon oeil.

Mon père s’engagea dans l’armée en 1955 pour échapper à son destin de paysan ce qui irrita encore plus Olivier. Il servit d’abord dans le génie et prit rapidement ses galons de sergent-chef. Il partit en Algérie mars 1957 alors que les troubles s’intensifiaient. Il rejoignit la gendarmerie en 1960. Il fit une deuxième carrière, après sa retraite, de 1981 à 2000, comme expert qualité, oenologue, à la cave Saint-Michel de Gaillac.
Ma mère le suivit en Algérie et ne reprit plus de travail jusqu’à la brève expérience d’un pressing-teinturerie à Lisle-sur-Tarn dans les années 1980. Elle s’employa totalement à nous pousser, mon frère Christophe, né en 1972, et moi, à ne jamais lâcher nos études. Il s’agissait pour elle d’une forme de revanche, de reconquête, par procuration, d’un statut perdu. Mes parents, partis dans l’aventure algérienne avec deux valises en carton, construisirent leurs vies seuls, loin de leurs familles. Il n’y eut pas de transmission de patrimoine mais d’une volonté farouche de se tenir droit.

A aucun moment n’a donc pesé sur mon parcours de véritable modèle en dehors de celui de ne pas être paysan ou militaire. Cette volonté de ma mère mais aussi de mon père de nous voir nous élever dans la société a joué un rôle-clef sur mon comportement. Il s’agissait de faire des études longues sans savoir lesquelles. Et ce fut cette volonté qui justifia le refus, très mal vu par son commandement, par mon père de toute promotion de grade pour garantir la stabilité de la scolarisation. Les sept années de lycée se firent donc à Gaillac et les photos mettent en évidence la permanence du décor.
Autour de nous qui dominait le paysage ? le médecin, le notaire, le prêtre, les fonctionnaires. Je pouvais voir ce qu’était la vie d’un sous-officier dans une caserne, les contraintes nombreuses, le petit salaire et le minuscule appartement de fonction (45m2). De 1973 à 1976, je travaillais l’été dans les champs de maïs et les vergers pour gagner un peu d’argent et cette expérience très physique servit aussi de leçon. Il me fallait réussir à sortir de cela et s’imposaient alors la régularité et le sérieux dans l’apprentissage. C’est au lycée de Gaillac que se fixa mon chemin au fil des rencontres avec des enseignants qui furent les modèles.

Gaillac en 1970

Le rôle central des enseignants
Des années de collège tranquilles
Ce premier cycle du secondaire fut très régulier sans aspérité. Entré, du fait de la sélection, dans la meilleure classe, j’y côtoyais des garçons restés mes amis encore aujourd’hui : Bernard Revellat, Jean-Marc-Andrieu.
Ma première professeure de français Mme Holmière me marqua plus que celles qui suivirent. Ma fibre littéraire s’affirmait. Les cours de mathématiques ne me faisaient pas rêver. Ceux d’anglais et d’allemand m’attiraient bien davantage. J’eus alors une série de professeurs d’histoire-géographie qui me donnèrent le goût de comprendre le passé. Pourtant les cours de Melle Puginier en 6ème et en 4ème n’étaient pas enthousiasmants. Ils permettaient d’avoir de bonnes notes au prix d’une mémorisation supportable. M. Julien en 3ème, avec sa blouse blanche, était un instituteur monté en grade, c’était suffisant pour passer le BEPC mais pas vraiment motivant.
En classe de troisième j’hésitais un temps entre l’école hôtelière et le lycée général. Je choisis, seul, la filière littéraire mais je n’avais pas, à quatorze ans, de projet précis.

La cour d’honneur du lycée Victor Hugo de Gaillac

Un deuxième cycle littéraire
Je choisis la voie littéraire quand la plupart de mes camarades choisirent soit la filière royale C (maths-physique), soit la filière D (plus sciences ex.), soit la nouvelle filière B (éco et sc. sociales). Je me retrouvais avec une majorité de filles dans une filière qui ne paraissait garantir aucune carrière prometteuse en dehors de l’enseignement. Mais cette filière correspondait bien à mes capacités et à ma sensibilité. Je lisais beaucoup et c’était l’essentiel.

En seconde le professeur, M. Norbert Barbance était confus mais enthousiaste ; il passa l’année sur la Révolution française abandonnant les deux tiers du programme. Je retrouvais plus tard chez Albert Soboul et Albert Mathiez les auteurs qui l’influençaient. Ma politisation naissante y trouva de quoi se nourrir. Pendant deux étés j’allais aider l’équipe des archéologues menés par Thierry Martin sur le site gallo-romain de Montans.

Fouilles à Montans

Jeune agrégée sortie de l’ENS de Fontenay, Nicole Garde confirma en terminale mon goût pour la discipline. Ses cours étaient carrés et précis sans pour autant être secs. Mais elle n’était pas seule à nous donner du métier une image séduisante. En seconde aussi un professeur de lettres qui finit professeur de lettres Supérieures à Toulouse me marqua. M. Ferrand arrivait bronzé dans une Renault 17 coupé le lundi et ensuite nous lisait en riant du Rabelais. J’appris qu’il passait son ouiquende sur un bateau en Méditerranée. Lui nous faisait vivre sa passion des lettres, rigoureux et drôle il me montrait comment concilier culture et une certaine élégance. Melle Imbart-Latour puis M. Théron professeurs de lettres et de latin consolidèrent mon bagage.
La professeur d’allemand, Nicole Fauque, elle aussi agrégée, avait succédé à Peter Kraus en 3ème et fut ma prof jusqu’au bac. Entre un locuteur natif dès la première année et Nicole ensuite on comprend pourquoi j’ai aimé l’allemand plus que l’anglais.
Le professeur de philosophie arrivé de la région parisienne, un agrégé qui avait abandonné HEC pour sa discipline, me fascinait encore plus. Issu d’une famille bourgeoise du Nord, il était membre du parti communiste, marxiste et cultivé, Bernard Galand nous entraîna sur des terrains neufs. Je touchais du doigt ce que pouvait être une vie intellectuelle.
On se retrouvait autour du prof de philo pour écouter Léo Ferré et Jean Ferrat. Brigitte, ma condisciple, devint sa maîtresse. Il écrivit un roman Mélissa qui raconta ses aventures transposées en Tunisie.

Une description romanesque de notre temps

Tous ces profs nous donnaient à réfléchir et nous sortaient de Gaillac.
Ils avaient une trentaine d’années et étaient arrivés dans cette petite ville de province proche de Toulouse comme à une étape liminaire de leurs carrières et ils nous montrèrent le chemin des classes préparatoires. Ce ne furent pas des conseillers d’orientation qui nous guidèrent. L’une d’entre eux avait voulu me dissuader de faire des études d’histoire en me disant que cela ne conduisait nulle part. L’histoire c’est fini me dit-elle faisant référence à la volonté de l’époque de réduire la place de son enseignement donc les recrutements aux concours.
Pour résumer mes parents façonnèrent un ethos de travail visant à me permettre de m’élever dans la société sans connaître le chemin à suivre, ce sont mes professeurs qui servirent de modèles et m’orientèrent. Le parcours de mon frère, quinze ans de distance, obéit aux mêmes règles.

Je découvris l’existence du Concours général en Terminale, comme celle de l’hypokhâgne. Les enseignants soutinrent mon dossier pour le lycée Pierre de Fermat et, le baccalauréat en poche, j’y fis ma rentrée en septembre 1975.

À ce moment-là je découvris un autre monde.

La classe de 6e A
La classe de 5ème A
Classe de 3ème A
Classe de 2de A
Classe de 1ère A2
Classe Terminale A2