Le Tanger de Rachid Ouetassi
Tanger, le tournant. Une exposition et un livre.
- Le tournant.Bab Bhar, Tanger, 2002
- Tanger, le tournant. Invitation, verso.
La tourmente immobilière qui balaie le paysage de Tanger depuis quinze ans manifeste la transformation de la ville, son changement de statut dans le pays. Berlin a connu "die Wende", le tournant. Dans une frénésie de constructions après 1989, son statut, ses fonctions ont été révisées en fonction de sa position géopolitique. Le coeur de l’Europe a alors basculé vers l’Est.
Tanger connaît son propre tournant et d’une périphérie oubliée devient une plate-forme centrale pour l’avenir du Maroc. Après le démantèlement de son Statut international, elle a traversé une longue période de normalisation et de repli. Certes son port, enchâssé au pied de la médina, maintenait toutes les activités économiques possibles et cette vibration nocturne si particulière ici. Mais Tanger vivait de plus en plus dans son passé. Le souvenir d’un âge d’or littéraire et artistique paraissait se perpétuer avec le maintien de quelques icônes, tel Paul Bowles ou Mohamed Choukri, ou d’une société cosmopolite millionnaire et excentrique sur la Vieille Montagne. Soit on y passait vite pour rejoindre le Sud, soit on y venait en pèlerinage mais il n’y avait plus guère d’élan créateur.
LES MUTATIONS DE TANGER
La prise en compte de la vocation de cette région et de la ville à l’échelle du pays et du continent africain, dans relations avec l’Europe mais aussi avec le reste du monde a correspondu à l’avènement du nouveau roi. Depuis 1999 des moyens gigantesques ont été mis au service d’une politique d’aménagement du territoire volontariste : autoroutes, lignes ferroviaires à grandes vitesses, ports ultramodernes, zones industrielles. Cette frénésie de constructions et de travaux n’a pas été immédiatement accompagnée d’une politique culturelle publique de préservation du patrimoine ou de soutien à la création. Cependant, l’étau s’étant desserré, des initiatives émanant de la société civile marocaine ont favorisé la promotion des arts, du livre, de la musique. Les associations dont nous sommes partenaires, l’ATRAC avec Larbi R’Miki et lalla Malika El Alaoui, Alboughaz avec Rachid Tafersiti, Confluences musicales avec Omar Metioui labourent depuis lors ce terrain tangérois par des festivals, des colloques et de nombreuses actions concrètes en faveur de la démocratisation de la culture. Ils sont tous d’ailleurs associés à ce projet de publication et nous les remercions pour leur soutien !
Ceux qui font Tanger aujourd’hui ne sont donc plus les mêmes qu’en 1990. Il s’agissait de constituer une galerie qui tiendrait compte de ce mouvement. Ce livre ne prétend pas fournir un reflet exhaustif des personnalités qui ont fait ou font encore Tanger. Il y a toujours la part de subjectivité laissée à l’artiste ! Certains n’ont pas voulu se prêter au jeu, d’autres auront été oubliés, mais un grand merci à tous ceux qui ont accepté d’y participer.
LA VISION D’UN ARTISTE TANGÉROIS
Ce que donne à voir Rachid Ouettassi, lui qui est né ici et a assisté directement à ces mutations brutales conduisant d’un Tanger mythique endormi, encore "international", vers le Tanger Métropole, destinée à devenir la deuxième ville du royaume, est subtil. Sa cité est très photogénique et nombreux sont les photographes qui tentent de s’en approprier, en quelques jours de visite, les charmes et les mystères. A contrario l’œuvre de Rachid Ouetassi est le fruit d’une attention quotidienne à son environnement, à ceux qui le peuplent. Son immersion y est totale. Il a voyagé et étudié hors de Tanger, mais il ne s’en est jamais détaché. Ses photographies me font penser à ces séries d’un même lieu pris systématiquement sous le même angle une à deux fois par jour pendant un an, ou d’un autoportrait répété pendant trente ans… Un des exercices, à mes yeux, les plus aboutis, a été celui de Michèle Métail. Dans son projet 64 photographies du ciel et de la terre - 64 Poèmes du ciel et de la terre, elle a associé ses photos d’un segment de campagne du Berry et des poèmes inspirés par la pensée orientale. Son texte renvoie au Livre des Mutations, qui « dit l’avènement de l’unique surgi de l’un-multiple, le même et l’autre, l’engendrement des cycles qui se différencient, se mêlent, s’altèrent, se succèdent, toujours circonstanciés.”
La particularité du travail de Rachid Ouetassi tient au temps tel qu’il se vit à Tanger et restitue aussi « l’avènement de l’unique ». Il y a bien sûr la frénésie de la spéculation immobilière et de la circulation automobile mais il y a, d’autre part, une incroyable nonchalance. Ces hommes assis en permanence aux terrasses, ces déambulations au cours d’interminables « paseos » nocturnes donnent le sentiment que la vie n’y obéit pas aux règles d’une organisation sociale et du travail minutée, industrieuse et rigoureuse. Rachid Ouetassi est imprégné de lenteur. Il observe attentivement, quotidiennement et prend ses photos sur ce rythme depuis près de trente ans. Des paysages urbains, mais surtout des visages. Il y a une tendresse, un velouté du regard qui font beaucoup penser à Robert Doisneau. Déjà sa série parisienne « Errances » avait manifesté cette parenté. Rachid Ouetassi aime et respecte tous les sujets de ses clichés comme il aime Tanger.
Pour assurer la continuité esthétique le photographe a gardé la même technique. Cette contrainte formelle, l’artiste a su en tirer profit. Ces portraits argentiques, en noir et blanc, restituent avec délicatesse l’évolution d’une société intellectuelle, artistique toujours cosmopolite mais plus marocaine, plus diverse dans ses pratiques. C’est un tournant pas une rupture.
- Adelkader Akil, vendeur de journaux (2014)
LA PERCEPTION LITTÉRAIRE RENOUVELÉE
Une autre expérience importante vient, en contrepoint, donner une perception littéraire de l’évolution de la ville. Emmanuel Ponsart, le directeur du centre international de poésie de Marseille, lui-même amoureux de Tanger, a mis en place, avec notre institut, un programme de résidence d’écriture. Les auteurs que nous avons accueillis au fil des ans ont écrit des textes où la ville tient toujours sa place. Emmanuel Hocquard, qui y a passé son enfance, la retrouve et décrit ces décalages. Caroline Sagot-Duvauroux qui l’a découverte en 2011 en est restée bluffée. Danielle Mémoire, Lola Créïs, Jean-Michel Espitallier, Abdallah Zrika , Philippe Guiguet Bologne, Pascal Poyet ont participé, chacun dans son style, à ce projet éditorial des « Refuges en Méditerranée » que nous intégrons donc à ce livre. Nous remercions le cipM et ses auteurs pour cette collaboration.
Ce projet d’exposition et de livre est à la croisée de nos activités en faveur de la création tangéroise, que ce soit notre soutien aux artistes, l’accueil des auteurs ou la promotion et la diffusion de leurs œuvres. Mais dans une certaine mesure ce projet est surtout un hommage rendu à ceux qui ont fait Tanger et à tous ceux qui continuent d’y créer et d’y agir pour la culture.
Texte de l’introduction du livre par Alexandre Pajon.
Toutes les photos de cet article sont sous le copyright de Rachid Ouetassi.