Être européen, rencontre avec Etienne Hirsch et Pierre Uri

Les quarante ans de la Déclaration Schuman
Voeux d’Etienne Hirsch pour les quarante ans

Pour être honnête, à vingt ans, je ne pensais pas à l’Europe. Pourtant je suis né l’année du traité de Rome !
Non c’était une réalité qui ne m’a pas marqué ni préoccupé jusqu’au moment où il m’a fallu l’enseigner. De la même façon que, partant en Allemagne en 1972, j’ignorais que c’était grâce à une bourse de l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), je vivais dans la Communauté Économique Européenne sans vraiment avoir jamais analysé son projet. Ainsi l’entrée du Royaume-Uni en 1973 ne m’a pas laissé de grand souvenir. Cela devait me paraître un phénomène naturel même si l’anglophilie n’a jamais marqué les amateurs de rugby. Ce sont les élargissements concernant la Grèce (1981) et l’Espagne et le Portugal (1986) qui nous marquèrent car ils découlaient de la fin des dictatures dans ces pays.

Les étapes de l’élargissement de l’Europe

L’Europe, d’une certaine façon, était perçue comme un ensemble de pays démocratiques face au bloc des "démocraties populaires". Voir l’article
J’ai commencé à enseigner l’histoire et la géographie en 1980 à des élèves de Seconde et de Première. J’ai dû alors m’attacher à comprendre l’histoire de la construction européenne pour pouvoir faire mes cours. Mais ce n’était pas pour moi un objet de foi ni d’enthousiasme, c’était un acquis. La poursuite de mes activités au lycée international de Saint-Germain-en-Laye (ancienne école de l’OTAN) me permit de saisir la diversité des pratiques pédagogiques d’un pays l’autre avec une référence constante à l’Europe. Mais j’arrivais là par le hasard des nominations non par ma volonté. Ce que j’y découvris, relativement à ce que je vivais dans les collèges et les lycées standards, justifia en revanche que je postule pour un emploi au Lycée franco-allemand (L.F.A). Mais encore une fois, à l’automne 1988, la vacance de poste pour cause de maternité de la titulaire était un pur hasard. J’obtins ma titularisation deux ans plus tard. Alors, immergé dans la coopération franco-allemande, elle-même intégrée au projet européen je commençais vraiment à mesurer ce qu’était la construction européenne. Je suivis dès lors tous les grands débats de Maastricht au Brexit en passant par le référendum de 2005.

C’est alors que, soucieux de permettre à nos élèves, de comprendre ce qu’était la construction européenne que je me tournais vers des grands témoins. D’abord Etienne Hirsch puis Pierre Uri.

J’allais les voir à leur domicile, je les interrogeais, je lisais leurs mémoires. Ce fut édifiant pour moi. Ces hommes, un ingénieur des Mines et un agrégé de philosophie devenu économiste, avaient directement contribué à la reconstruction de la France après-guerre et à la fondation du projet européen. Je pouvais me figurer quelle avait été leur jeunesse car j’entamais mes recherches sur la France de l’entre-deux-guerres.
Si Pierre Uri était conscient de son importance, Etienne Hirsch était d’une modestie infinie.

Ces deux grands témoins étaient des exemples de l’impact d’une action réfléchie et régulière sur les institutions. Ils étaient en cela fidèles à « la méthode des petits pas » mise en œuvre par Jean Monnet à partir de la déclaration Schumann de 1950.

Pierre Uri en 1990
Les mémoires de Pierre Uri
Pierre Uri (au centre) à l’époque de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (env. 1952-1953). (c) Pit Schneider, Luxembourg. Source : Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Lausanne.

Les élèves rencontrèrent Etienne Hirsch dans lamaison de Jean Monnet. Nous pûmes mesurer quel opniâtreté avait été mise en oeuvre pour sortir de la fatalité de l’hostilité franco-allemande et poser les bases du projet européen. Pierre Uri vint donner une conférence au L.F.A en 1990 et il se prêta au jeu des questions-réponses avec les élèves de Premières et de Terminales réunis pour l’occasion avec mes collègues et l’administration. Ils n’étaient pas des prophètes ni des illuminés mais des hommes d’action. Un hommage-colloque vient de lui être rendu en 2021.
Nous avons alors créé un club Europe au LFA avec son journal. Je fus à cette même époque aussi responsable de la Commission Europe de l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie et élu à son conseil de gestion avant de rejoindre le bureau de direction d’EUROCLIO, la Conférence permanente des associations européennes de professeurs d’histoire.

Les mémoires d’E. Hirsch
La dédicace d’E. Hirsch à ses mémoires.
Brochure bilan de rencontres franco-allemandes 1995

La personnalité admirable d’Étienne Hirsch apparaît bien dans les lignes qui suivent.


EXTRAIT DES MÉMOIRES D’ÉTIENNE HIRSCH

De toutes les aventures auxquelles le sort m’a donné de participer, la plus enthousiasmante a été, et continue d’être, celle de la construction de l’Europe.
A l’âge de dix-huit ans, j’avais inscrit sur mes tablettes cette phrase d’Anatole France :
« Lentement mais toujours l’humanité réalise les rêves des sages. »

Il s’agit bien, en effet, de réaliser un rêve séculaire, le plus beau rêve qui puisse être proposé à l’humanité : réconcilier des peuples qui s’étaient affrontés tout au long de l’Histoire, déchirés par des conflits sanglants qui avaient fini par englober le monde entier, les réunir en une nation, tout en préservant leurs diversités qui constituent un inappréciable trésor ; réaliser cette union non plus par la force ou la contrainte, mais par un mutuel consentement ; proposer un modèle à tous les peuples et les acheminer vers un ordre mondial instituant une humanité fraternelle et seul susceptible de surmonter les dangers mortels qui nous menacent.
Pour avoir l’audace de tenter de transformer un tel rêve en réalité, il faut posséder non seulement une foi ardente dans l’homme et sa destinée, mais aussi l’innocence du cœur et, disons-le, une tranquille naïveté. Il faut pouvoir affronter quotidiennement les insultes et les fureurs des adeptes du nationalisme de la force, du pouvoir, de la tradition. Il faut surtout ne pas se laisser décourager par les sceptiques et les cyniques, qui tuent le rêve par leur dérision. Il faut aussi, pour obtenir des résultats concrets, savoir déceler les vents favorables pour se faire porter par eux, profiter de toutes les circonstances, utiliser les intérêts et les ambitions des uns et des autres, sans jamais perdre de vue l’idéal et l’objectif lointain ; affronter des crises et même les provoquer quand cela est nécessaire, et enfin ne jamais se laisser gagner par le découragement ni se laisser aller à une patience excessive [...]
Il était parfaitement évident que, pour édifier une oeuvre durable, la France devait, sans oublier pour autant ses souffrances et ses martyrs, tendre la main à l’Allemagne et accepter d’en faire un partenaire sur un pied d’égalité [...]
Il fallait l’inviter à participer à une entreprise commune, suffisamment réaliste et limitée pour être rapidement menée à bien, mais susceptible de s’étendre et qui, en assurant une transformation radicale des relations entre les Etats, serait prometteuse d’avenir.
C’est avec ces idées en tête que MONNET se mit au travail avec Pierre URI et moi. Pour la toilette finale, il fut fait appel aux conseils de Paul REUTER, expert en droit international. Les idées fondamentales suivantes furent retenues :
• la sauvegarde de la paix exige que soit éliminée l’opposition séculaire entre la France et l’Allemagne ;
• l’Europe ne se fera pas d’un coup ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait ;
• l’institution d’une haute autorité, dont les décisions lieront les pays adhérents, sera la première assise d’une fédération européenne ;
• la suppression immédiate des droits de douane et de tous les obstables aux échanges pour le charbon et l’acier ;
• la création d’un fonds de reconversion facilitant la rationalisation des structures industrielles en évitant que les travailleurs n’en soient les victimes.
Finalement, deux documents furent établis : un mémorandum explicatif et un projet de déclaration. Le mémorandum exposait la situation générale, ses dangers, la nécessité d’apporter une solution constructive au problème allemand, et les perspectives d’avenir que nos propositions ouvraient. La déclaration était brève et rédigée dans des termes propres à frapper l’opinion publique. Sa mise au point comporta neuf versions successives et exigea bien des nuits de discussion.
Mais avant de passer à l’action, qui devait provoquer dans l’immédiat un bouleversement radical des conditions de la concurrence et du marché pour nos charbonnages et notre sidérurgie, j’éprouverai le besoin de me faire confirmer, par des avis d’hommes parfaitement au fait des problèmes de ces industries, dans ma conviction qu’il n’y avait pas de dangers véritables pour la France à s’engager dans la voie que nous voulions ouvrir. J’expliquai à MONNET mes scrupules, d’autant plus profonds que j’étais le seul du trio à avoir une connaissance concrète des conditions de travail de l’industrie française. Avec son accord, je consultai deux hommes qui, à mes yeux, étaient les mieux qualifiés pour répondre à mes préoccupations, tant par leur compétence et leur honnêteté intellectuelle que par leur discrétion. Je reçus successivement BASEILHAC, président des Charbonnages de France, et pour la sidérurgie Alexis ARON, qui était unanimement reconnu et respecté comme l’expert le plus avisé.
A chacun je remis sans commentaire les deux documents. Le président des Charbonnages me dit qu’il aurait des problèmes pour les petits bassins du Centre-Midi, mais que la concurrence européenne ne ferait qu’accélérer un processus inéluctable, et qu’il faudrait seulement procéder plus rapidement aux réorganisations de toute façon indispensables. Quant à Alexis ARON, sa réaction fut émouvante dans son laconisme : « C’est cela ou la mort. »
Il fallait maintenant mettre en mouvement la machine politique. Les documents furent remis au président du Conseil, Georges BIDAULT, par l’entremise de son directeur de cabinet. La communication resta sans réponse. MONNET se retourna alors vers le ministre des Affaires étrangères, Robert SCHUMAN. Son directeur de cabinet, Bernard CLAPPIER, homme habile, clairvoyant, à l’esprit vif et désireux d’agir, sut convaincre son patron de l’importance de l’enjeu, et la réponse positive vint sans délai. [...]
André PHILIP est venu me dire que, parmi les institutions prévues dans la Déclaration SCHUMAN, il manquait un élément de structure démocratique. Partageant cet avis, j’en fis part à MONNET qui me renvoya brusquement en disant que cela n’avait rien à voir. Mais, quelques jours plus tard, il me rappela pour lui en reparler. C’est là l’origine du projet d’assemblée parlementaire européenne. MONNET s’y est tellement intéressé qu’il a demandé à BLAMONT, secrétaire général de la Chambre des députés, de réunir ses collègues des six pays pour mettre au point le statut de cette assemblée. (...]
Des délégations de sidérurgistes de chacun des six pays ne devraient pas tarder à venir me trouver. Lourds dossiers à l’appui, ils voulaient me démontrer que le traité entraînerait leur ruine. Leur unanimité me démontrait combien peu fondées étaient leurs craintes. J’ai consacré toute une soirée aux Français. Alexis ARON, qui participait à l’élaboration du traité, a commencé par faire un exposé favorable. AUBRUN, président de la Chambre syndicale, l’a brusquement interrompu et a déclaré qu’il ne fallait pas de traité mais une bonne entente entre professionnels, comme c’était le cas avant la guerre, « et puis ne parlez pas de concurrence, contentez-vous d’une "saine émulation" ».
Les sidérurgistes français ont alerté le président du Conseil, René PLEVEN, qui m’a convoqué. Lui, ancien collaborateur de MONNET, quoique bon Européen, m’a dit : « Je comprends qu’on mette en commun le charbon, puisque nous en manquons. Mais pourquoi le faire pour le minerai de fer que nous possédons ? »
Le Luxembourg était inquiet. La sidérurgie était sa seule activité industrielle et on la lançait dans l’inconnu. Il m’a fallu beaucoup de patience et de palabres pour parvenir, avec WEHRER, à trouver une formule susceptible d’apaiser toutes les appréhensions.
Avec les charbonniers belges, la partie a été plus difficile. Mes interlocuteurs ressemblaient fort à ceux qui, avant la guerre, avaient obtenu dans le Cartel de l’azote des subventions pour arrêter leurs usines. Les prétentions étaient peu justifiées mais, eu égard à l’enjeu politique, des dispositions transitoires ont prévu une compensation pour les charbonniers belges.
Cet enjeu politique, c’était l’institution de la Haute Autorité dont les décisions s’imposeraient aux gouvernements membres. Dans la philosophie de MONNET, les hommes passent, mais ce qu’ils laissent à leurs successeurs, ce sont les institutions qu’ils ont créées. C’est cela qui était au coeur du débat qui impliquait naturellement un accord librement consenti entre la France et l’Allemagne. [...]
Il a fallu régler des questions de terminologie. J’ai suggéré le terme de Communauté européenne, et j’ai aussi demandé de remplacer le mot organes, désignant la Haute Autorité, le Parlement, la Cour, le Conseil par celui d’institutions, car je voulais éviter les plaisanteries faciles.
Les syndicats ont été invités à participer à l’élaboration du traité, comme cela avait été le cas pour le Plan. Il était d’une importance primordiale qu’ils comprennent que ce qui était fait dans l’intérêt de la paix ne sacrifiait en rien leurs intérêts, bien au contraire. Comme, à l’époque, le chef du Parti socialiste allemand était presque hystériquement hostile, il était essentiel d’être en mesure de lui opposer le contrepoids des très puissants syndicats allemands. MONNET a réussi à merveille à en faire ses alliés.
Dans le domaine social, le traité, pour la première fois dans le monde, prévoit d’une façon concrète les mesures propres à assurer la réadaptation des travailleurs qui seraient privés de leur emploi comme conséquence soit de l’établissement du marché commun, soit du progrès technique. Il s’agit :
• d’indemnités permettant à la main-d’oeuvre d’être replacée ;
• d’allocations pour frais de réinstallation ;
• du financement de la rééducation professionnelle des travailleurs amenés à changer d’emploi ;
• de faciliter le financement de programmes de création d’activités nouvelles susceptibles d’assurer le réemploi productif de la main-d’oeuvre rendue disponible. [...]
La signature eut lieu dans le salon de l’Horloge le 18 avril 1951 ; moins d’un an après la Déclaration de Robert SCHUMAN. [...]
Après la signature, il fallait obtenir la ratification du traité. Alors que l’initiative était française, paradoxalement c’est en France que l’on rencontrait le plus de difficultés. Le lobby de l’acier s’était déchaîné et faisant jouer toutes les cordes défavorables à la réconciliation avec l’Allemagne.
Les communistes étaient contre tout ce qui pouvait paraître renforcer un accord à l’Ouest, objet de l’hostilité virulente de l’Union soviétique. De GAULLE se déchaînait contre ce qu’il qualifiait de « méli mélo de charbon et d’acier ».
MONNET s’employait à répandre les explications et les bonnes paroles auprès de la presse, où bien des réactions ont été excellentes et notamment celles de Roger MASSIP du Figaro, de Jean LECERF, de Pierre DROUIN, qui ont été probablement dans la presse les meilleurs champions de la cause européenne.
La ratification a été finalement votée à une large majorité le 1er avril 1952 et, le 10, MONNET s’installait à Luxembourg, emmenant avec lui Pierre URI, Paul DELOUVRIER et bien d’autres excellents artisans du premier Plan.
Etienne HIRSCH, Ainsi va la vie , Editions de la Fondation Jean MONNET pour l’Europe, Centre de recherches européennes, Lausanne, 1988.